LUTTE DE CLASSES

LUTTE DE CLASSES
LUTTE DE CLASSES

Les concepts de classe sociale et de lutte de classes sont les éléments d’un projet politique et non des instruments d’analyse sociologique. Est-ce à dire que les classes sociales n’existent pas? Certes non. Mais il n’y a de classes sociales que dans la mesure où, pour reprendre la distinction hégélienne, la société moderne sépare la puissance sociale de l’autorité politique, la sphère de la société civile de celle de l’État.

Deux illusions fonctionnent dans le système de croyances qui se trouve mis en place par le discours «idéologique» sur les classes et sur leur lutte: la première de ces illusions consiste à considérer que le social est politique – ce qui n’est pas la même chose que de reconnaître que l’ordre social n’est pas sans rapport avec l’ordre politique – et la seconde illusion est de croire qu’une société à venir pourra annuler la division sociale, renvoyant à la fois les classes et l’État à une situation historique défunte. La ruse de la raison veut que les sociétés qui naissent de telles illusions engendrent le totalitarisme (qui n’est rien moins que la paranoïa du politique).

Ces sociétés totalitaires présentent un double aspect qu’il importe ici de prendre en considération: elles tendent à rétablir, contre ce qui fut la révolution démocratique, la confusion des fonctions politiques et des fonctions économiques ou idéologiques; elles mettent un terme à la lutte de classes simplement en la déclarant achevée. Qu’en résulte-t-il? Peut-être le travail sourd et invisible longtemps d’une revendication: celle de la liberté, c’est-à-dire de l’individu privé.

La lutte de classes: un credo politique

Postuler que le conflit est un élément constitutif de toute société n’est pas faire preuve d’une audace intellectuelle excessive. Comment, après tout, la machine sociale fonctionnerait-elle sans une «différence de potentiel», sans un déséquilibre interne producteur du mouvement et de l’ordre? Et comment l’existence individuelle et collective des hommes serait-elle pensable sans la catégorie de la «guerre»? Mais que ce conflit soit tout entier défini comme «lutte de classes» et que cette affirmation – dépassant largement la constatation empirique que, dans les sociétés industrielles, existent des entités socio-économiques (les classes) que la conscience de leurs intérêts particuliers oppose – devienne principe à partir duquel la totalité du champ social se révèle intelligible, voilà qui nous situe dans un tout autre registre. La croyance que la lutte des classes est le foyer où s’engendrent les caractéristiques d’une société, les lois de son devenir historique et les systèmes symboliques qui organisent la pratique des agents sociaux appelle comme interrogation non pas le degré de pertinence scientifique (nous nous trouvons là, en effet, au-delà de toute vérification possible) mais le type de projet politique qui s’y légitime. L’histoire se voit transformée en un théâtre d’ombres où se joue toujours la même pièce: d’un côté le prolétariat, de l’autre la bourgeoisie; avant eux, et dans des rôles analogues, l’esclave et son maître, puis le serf et son seigneur. Les costumes changent, l’affrontement demeure, toujours recommencé et toujours identique et duel. Jusqu’à ce moment où s’annonce l’acte final qui voit le triomphe de la classe porteuse du bien; la réconciliation, avec elle-même, de l’humanité déchirée jusqu’alors; l’avènement du «règne de la liberté» où les hommes accèdent à la transparence de leur être et à la maîtrise de leur histoire...

Certes, chez Marx, les choses ne sont pas si simples, si elles le furent chez les marxistes qu’enivrait l’illusion de leur mission historique et de son inéluctable résultat. Selon les textes choisis, l’analyse des classes sociales et de leur rôle oscille, chez Marx, de la sociologie à l’idéologie. Dans les textes consacrés à l’étude de conjonctures historiques précises (par exemple Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte ), nous demeurons dans un registre classique. Le concept de classes sociales est utilisé pour désigner des couches déterminées comme la bourgeoisie financière, les propriétaires fonciers, la petite bourgeoisie, les paysans, les ouvriers, le lumpen-prolétariat, etc. Les caractères pris en compte – en particulier la distinction, aujourd’hui classique, des origines économiques des revenus – relèvent à la fois du souci scientifique de mettre au jour des structures sociales et de la volonté de procéder à une observation empirique fidèle des groupes sociaux existant à un moment historique donné. Quant au fait que ces «classes» s’affrontent, il n’y a rien qui puisse surprendre, comme ne peut surprendre le fait que, dans les sociétés industrielles, les écarts économiques ont une signification sociale non négligeable. Rien qui puisse soulever des polémiques intellectuelles ou politiques passionnées. Tout au contraire, dans les textes à vocation plus explicitement politique (comme Le Manifeste communiste ), Marx expose une division sociale duelle (capitalistes contre prolétaires) qu’il veut spécifique, dans le présent, d’une division transhistorique, puisque «l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes».

La fonction idéologico-politique de cette notion de lutte de classes chez Marx est revendiquée. C’est ainsi que, prenant acte que bien d’autres avant lui avaient, dans leurs analyses de la société industrielle, mis au jour l’existence d’une «guerre» entre groupes socio-économiques, il souligne, dans une lettre de 1852 à Wedemeyer, ce qui lui semble être son apport théorique propre: «Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production; que la lutte de classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.»

Indéniablement la conception marxiste de la lutte de classes est tout entière sous la dépendance d’un projet politique qu’une philosophie de l’histoire cherche à légitimer. L’essentiel, dans la lutte de classes chez Marx, ce n’est ni la lutte ni les classes mais l’existence, dans ce jeu des contraires, d’un sujet historique décrété sujet particulier: le prolétariat; qui voit mystérieusement coïncider dans son être son intérêt particulier de classe et l’universel, puisque à lui seul est assigné un rôle messianique et l’avènement des temps radieux.

Or ce que nous montre l’observation des sociétés connues c’est que, jamais et nulle part, nous ne rencontrons un espace social qu’on puisse ainsi réduire à l’antagonisme de deux classes. À quoi s’ajoute la difficulté qu’impliquerait la confusion dans une même catégorie – celle de «classe sociale» – de réalités aussi différentes que celles qu’on décèlera dans les sociétés antiques, les sociétés féodales ou les sociétés industrielles démocratiques (les seules, peut-être, où le critère socio-économique a une validité certaine).

Confrontés à tout ce qui, dans la réalité contemporaine, contredit leur simplification, les marxistes n’ont cessé d’objecter qu’il s’agit, dans leur analyse, de mettre en évidence une tendance asymptotique de la société capitaliste, dans laquelle les classes autres que la bourgeoisie et le prolétariat sont historiquement condamnées à s’éteindre par un processus de prolétarisation de leurs membres. Mais l’histoire oppose cruellement son démenti à une telle prospective. Loin qu’il y ait un processus d’homogénéisation et de réduction à deux des classes sociales, on assiste à une multiplication et à une complexification des catégories sociales. Et parler du prolétariat comme d’une classe qui ne cesse de s’étendre, de s’unifier et de développer sa conscience de soi ne peut relever que de l’illusion politique.

Qu’on nous permette ici une parenthèse. Lorsque Marx explique l’histoire par l’existence et l’affrontement radical des classes sociales, il s’appuie sur une anthropologie philosophique qui fait du travail l’origine de ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Le travail, négation par l’homme de la nature et de sa nature, est ainsi posé comme l’acte avènement de l’humanité. Or cette thèse a sa source dans Hegel. Mais chez Hegel cet acte du travail n’est pas originaire. Il en présuppose un autre: celui de la lutte de prestige qui oppose les hommes entre eux à l’ombre de cette mort, risquée jusqu’au bout par les uns, redoutée par les autres, et d’où surgissent les figures de la maîtrise et de la servitude.

Par la transformation qu’il fait subir à la dialectique hégélienne en l’anthropologisant, Marx fait de l’économique (c’est-à-dire du travail et de l’échange) l’essence de l’humain et du social. Mais, comme le dit Alexandre Kojève, l’homme économique est toujours doublé d’un homme vaniteux dont les intérêts ne sont pas obligatoirement compatibles avec ses intérêts économiques.

Si la lutte est bien première, elle ne saurait être définie comme lutte économique. L’économique n’existe que pris dans cet ordre symbolique qu’est la lutte pour la reconnaissance et qu’on peut désigner comme ordre «politique». L’homme n’existe que dans cet affrontement qui l’oppose à son «autre» en vue d’y faire reconnaître l’humanité de son être (car quelle autre confirmation de l’existence de celle-ci que celle qui viendra du regard de son «autre»?). Mais rien n’assure que cette reconnaissance satisfaisante soit de l’ordre du possible. C’est là la «vanité» de l’histoire.

La société de l’individualisme

Donc il nous faut comprendre pourquoi, dans nos sociétés, le conflit économique se voit privilégié d’une façon qui semble irrésistible, comme si nous nous trouvions confrontés à une conviction de la conscience commune dont les penseurs sociaux (et pas uniquement les penseurs socialistes ou marxistes mais également leurs adversaires libéraux) se font l’écho naïf sans jamais s’interroger sur le sens d’une telle croyance et sans, de ce fait, tenter de faire une généalogie de cette forme de conscience de soi du monde moderne; ce qui exigerait qu’on remonte à ce moment où s’est instituée une configuration nouvelle de valeurs, devenues aujourd’hui des «évidences» morales, dont l’axe est l’affirmation de l’égalité des hommes et auxquelles la Révolution française a conféré une forte charge émotionnelle mais aussi ambiguë.

Le thème de la lutte des classes et les mythes qui s’y rattachent impliquent l’invention par l’Occident d’une conception du monde radicalement différente de toutes celles qui l’ont précédée dans l’histoire – celle de l’individualisme démocratique dont le credo peut s’énoncer ainsi: il n’est pas d’autre fondement à la société et d’autre légitimité aux divers pouvoirs que la volonté des hommes, ces hommes qui naissent libres et égaux et dont le bonheur est le droit suprême (à moins qu’il n’en soit le devoir!).

Or ce modèle égalitaire repose sur une forme de sociabilité différente de ce modèle hiérarchique commun aux sociétés traditionnelles et à cette société dite d’Ancien Régime contre laquelle s’affirment les temps nouveaux, notre «aujourd’hui».

Dans les sociétés que gouverne le modèle hiérarchique l’inégalité sociale est appréhendée comme la forme même de la justice. Aussi n’est-elle aucunement vécue comme une inégalité de pouvoir ou une inégalité d’avoir et ne renvoie-t-elle pas à des catégories politiques, au sens où on l’entendrait aujourd’hui, ni à des catégories économiques (classes sociales). Seules entrent en jeu les catégories de prestige et d’honneur résultant du système des relations sociales d’ordre. L’élément dit supérieur n’est pas supérieur par rapport à des éléments inférieurs à lui (et donc d’une certaine façon semblables à lui) mais par rapport à des éléments différents de lui. C’est que l’espace social, composé d’«ordres» ou d’«états», s’apparente à l’espace qualitatif de la physique aristotélicienne, et les individus s’y distribuent en fonction de statuts résultant de la naissance, selon une logique de la totalité sociale. La prééminence d’une partie sur une autre n’est que l’effet de la cohérence interne du tout. La hiérarchie ne saurait être pensée en dehors d’une idéologie holiste qui subordonne l’individu à la société organique.

Évidemment, nous nous trouvons là à l’opposé de nos sociétés égalitaires. Celles-ci connaissent en leur sein des inégalités, et des inégalités qui peuvent être plus fortes que dans certaines sociétés hiérarchiques. Mais il s’agit d’inégalités sans légitimité préalable, relevant de l’ordre du fait et marquées par la contingence. Reçues comme une déchirure du corps social, elles seront vécues comme la preuve d’une injustice des hommes et d’un vice de la machine sociale; toutes choses qu’on doit pouvoir corriger. Politiquement. Ainsi la société égalitaire sera-t-elle travaillée par le sentiment d’une contradiction entre sa réalité effective et le principe qui la fonde comme société. Comment, dès lors, ne verrait-elle pas dans l’histoire le lieu où cette contradiction aura à se résoudre, que ce soit par l’effet du progrès ou par celui d’un bouleversement, et où adviendra le temps de l’universel?

Les sociétés hiérarchiques, pour qui l’inégalité est l’effet d’un ordre du monde dont la source et le sens transcendent la volonté des hommes, vivent dans l’immuabilité des choses. La société égalitaire rend impossible toute référence à une assignation définitive des statuts. Comme le commente Marcel Gauchet, dans son introduction à Benjamin Constant: «Les césures définitives qui déterminaient les individus à se concevoir en extériorité les uns par rapport aux autres s’effacent au profit d’une communauté d’appartenance indifférenciée, à l’intérieur de laquelle les écarts effectifs de situation vont de pair avec une continuité générale des rôles, une réversibilité potentielle des positions et une identité intrinsèque des personnes.»

Pouvoir et société civile

À l’espace social qualitatif des sociétés hiérarchiques se substitue un espace social quantitatif et homogène. La société, veuve de toute transcendance, n’est plus que ce lieu sans profondeur métaphysique où se nouent les volontés individuelles. Le nouveau foyer de sacralité est l’homme, sujet libre, avec pour destin l’histoire qu’il fait et qui le fait. Désormais au centre d’un espace politique défini autrement et d’un espace économique promu pour la première fois, il aura à penser et à aménager la dualité de son investissement: comme citoyen d’une part – et c’est l’ordre politique – et comme agent économique d’autre part – et c’est l’ordre de la société civile.

Ces deux investissements ont, en dernier ressort, une même finalité: le bonheur de l’individu (un bonheur hic et nunc ), dont la recherche est reconnue comme action légitime. À la cité de Dieu se substitue la cité terrestre. Les biens d’ici-bas, l’organisation de leur protection sont désormais des buts d’existence. Hier, la différence entre nantis et miséreux était seconde et secondaire. Elle devient première dans un monde où les hommes reçoivent dans le ressentiment tout ce qui élève l’un et abaisse l’autre (quand l’autre c’est soi-même). Quand les rangs se confondent, l’envie d’acquérir le bien-être se présente à l’esprit du pauvre et la crainte de le perdre à celui du riche. Comme l’écrit Tocqueville: «Je n’ai jamais rencontré en Amérique de si pauvre citoyen qui ne jetât un regard d’espérance et d’envie sur les jouissances des riches et dont l’imagination ne se saisît à l’avance des biens que le sort s’obstinait à lui refuser. D’un autre côté je n’ai jamais aperçu chez les riches des États-Unis ce superbe dédain matériel qui se montre quelquefois jusque dans le sein des aristocraties les plus opulentes et les plus dissolues.»

Cette péréquation nouvelle de l’espace symbolique fait du politique le garant de droits naturels qui, sans lui, seraient menacés de précarité et de la société le lieu où s’organisent la réciprocité des actes du marché et les solidarités d’intérêts des divers agents économiques. Cette dualité du politique et de la société ne saurait être tout à fait confondue avec la dualité du public et du privé. Le social n’est pas la sphère privée, s’il n’est pas, non plus, la sphère politique. Il est, sur un mode différent du politique, une sphère de l’existence collective: la sphère où les individus agissent en considération de leur égoïsme naturel et de leurs intérêts propres, alors que le politique, lieu de l’universel, les fait agir en auteurs de la loi et en considération de l’intérêt général.

La société, au sens où nous l’entendons (et qui est la scène où s’originera la «lutte des classes»), n’existe pas dans les sociétés anciennes. Dans la Grèce antique, par exemple, l’espace était structuré en espace de la famille (oikos ) et espace de la cité (polis ). La famille était ce lieu privé, domestique, où l’homme qui y était cantonné était tout entier soumis à l’ordre de la nécessité naturelle, à la loi du sang et à cette hiérarchie qui faisait du père le despote régnant sur les femmes, les enfants, les esclaves, le bétail. Le lieu privé était le lieu de la privation. La cité, au contraire, lieu du politique, créait l’espace public des égaux où l’homme, accédant à la citoyenneté, accédait à la liberté.

Mais, que ce fût l’ordre de la famille ou celui de la cité, on n’y trouvait jamais l’homme appréhendé comme individu au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire comme liberté originelle et comme fondement des lieux de sa socialisation. Avec la modernité la notion d’espace privé désigne, au sens exact du terme, le «for intérieur», la subjectivité individuelle qui se saisit à distance du monde et ne saurait être déduite ni du politique (puisqu’elle est la source où celui-ci puise sa légitimité) ni du social (puisqu’elle est le seul juge des intérêts et des stratégies du sujet quant à la recherche de la satisfaction). L’individualisme, en instituant deux espace publics dont il aura à penser la relation – un espace où les individus contractent pour faire advenir le souverain qui garantit la sécurité de chacun et de tous; un espace où les individus sont maîtres de leurs intérêts privés et organisent librement leurs échanges et leurs égoïsmes –, fait reposer ces deux espaces sur le principe: «un individu vaut un individu». Cette égalité est comprise comme égalité symbolique et non comme égalité réelle. Tous sont égaux parce que tous également libres et non parce que tous semblables.

Ce principe d’égalité trouve, évidemment, un sens différent selon qu’il est posé comme principe du politique, sphère de l’universel où les sujets agissent en citoyens c’est-à-dire en vue d’instituer la loi commune, ou qu’il est posé comme principe de la société civile, sphère du particulier où les sujets n’agissent que selon leur égoïsme et ne peuvent que s’opposer les uns aux autres (d’où cette impossibilité, que souligne Hegel, pour la société civile de fonder à son seul niveau une société qui soit une société).

Mais comment, dans une société qui se fonde sur la récusation des principes aristocratiques inégalitaires, penser les différenciations sociales internes qui ne peuvent éviter de naître? La société civile n’est pas devenue cet espace homogène où chaque individu développe, libre et solitaire, la dynamique de ses besoins et de ses intérêts particuliers. De nouveaux sujets collectifs se constituent, fruits de solidarités et de ressentiments partagés. Ces groupes, ces «classes», ne sauraient être assimilés aux castes d’ancien régime, immuables (ou se pensant telles) dans le flux des générations et reposant sur l’intangibilité de l’ordre du monde. Ce sont des réalités qui se «savent» sociales, coalitions d’intérêts communs, de revendications unifiées et d’opposition à un même «ennemi».

Ces classes, quand on accepte les ressources de l’analyse sociologique et qu’on les préfère à celles des philosophies de l’histoire, se révèlent être des réalités de fait que ne légitime aucun principe hors celui de la conjonction, plus ou moins durable, d’intérêts. On ne saurait y voir des entités qui seraient comme des microsociétés dans la société globale, définies à la fois économiquement, culturellement, politiquement, socialement... L’enchevêtrement des différenciations dans la société moderne, leur instabilité interdisent que l’on y découvre l’équivalent des «états» ou des «ordres» de l’ancienne société. Pourtant, c’est bien à quoi s’apparentent les classes sociales dans le discours marxiste. Celui-ci, assimilant la division en classes des sociétés industrielles à celle des sociétés hiérarchiques anciennes, pourra, en retour, voir dans les différenciations internes que celles-ci connaissent une division de classes, justifiant ainsi son aphorisme simplificateur: «L’histoire de toute société est celle de la lutte de classes.»

C’est ce que montre Raymond Aron, qui conclut: «Le marxisme est une interprétation de la société d’ancien régime à la lumière de la société moderne et de la société moderne à la lumière de la société d’ancien régime.»

Quant à la «conscience de classe», on doit la comprendre comme cette conscience qu’engendre le principe de l’individualisme démocratique lorsqu’il se déporte vers la société civile et non comme la conscience de soi de ces sujets historiques que seraient les classes. Sans trop forcer les choses, on pourrait dire que c’est la conscience conjoncturelle d’intérêts communs à un groupe qui engendre le sentiment de la réalité d’une classe et non l’existence objective des classes qui explique le moment de leur «conscience». La mythologie de la lutte des classes résulte d’une lecture politique de l’économique et de cette confusion entretenue entre ce qui est rapports internes à la société civile et ce qui est la question du pouvoir. Qu’on nous permette de citer, une nouvelle fois, Raymond Aron: «La politique n’est jamais réductible à l’économie, bien que la lutte pour la possession du pouvoir souverain soit, de multiples manières, liée au mode de production ou à la répartition des richesses. La sociologie des cités grecques, que l’on trouve dans Aristote ou dans le premier livre de Thucydide, montre qu’à cet égard la clairvoyance des penseurs grecs n’était pas en défaut. Mais ils n’auraient pas eu l’idée d’admettre l’équivalence, la confusion entre puissance économique et pouvoir politique. Or ils auraient eu beaucoup plus de motifs que nous de commettre cette erreur: les citoyens exerçaient par eux-mêmes directement le pouvoir alors que les “monopolistes” sont dans les bureaux des corporations et non à la Maison-Blanche.»

Le paradoxe, c’est que la politisation de la société civile s’accommode d’un discours qui s’offre à légitimer la disparition du politique et de l’État au profit d’une société créditée de la capacité d’autorégulation, dans la convivialité de ses sujets, dès lors que les conditions sociales de la division en classes (c’est-à-dire les inégalités économiques) disparaissent. Mais cette utopie du dépérissement de l’État dans une société réconciliée avec elle-même, s’étonnera-t-on de la voir se transformer, dans la réalité, en triomphe d’un État de type nouveau à vocation totalitaire, la dénégation du politique engendrant son explosion sans contrôle? Il faut en prendre acte, la dissociation du pouvoir et de la société, l’autonomie respective du politique et de l’économique (ce qui n’interdit pas, tout au contraire, d’avoir à s’interroger sur leurs relations, voire leur interdépendance) sont la condition sine qua non pour que la topologie du symbolique fasse une place à l’individu privé, cette source et ce résultat de la modernité. Dans l’espace politique, l’un de chaque individu et le tout de la volonté générale se répondent, chacun étant à la fois membre égal du souverain et assujetti à cette loi dont il est législateur. Le volontarisme utopique voudra que individu et totalité coïncident réellement. L’égalité devient projet politique et social à partir de l’illusion que les inégalités économiques résultent de ce que la société d’égalité n’est pas allée jusqu’au bout de sa logique. Ainsi confond-on, dans un paroxysme idéaliste, l’ordre du symbolique et la réalité empirique concrète.

Ce glissement vers l’illusion que le social et le politique sont passibles des mêmes notions et des mêmes fins, nous le voyons fonctionner dans la façon dont s’est transformé le regard sur la misère et les pauvres dans la société démocratique.

Politisation de la misère

Certes, ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes ont découvert qu’il y avait des riches et des pauvres. Ni que cette différence n’était pas sans effet sur la loi qui ordonne la communauté des hommes. Après tout, Aristote avait déjà souligné le rôle des riches dans l’établissement des pouvoirs oligarchiques et le rôle des pauvres dans celui des gouvernements démocratiques. De même, toute la philosophie antique peut être entendue comme une réflexion sur la façon dont le tyran maintient son pouvoir par la flatterie du peuple et le dévergondage du langage. Mais la misère, dans ces sociétés passées, n’est pas considérée comme l’effet d’une mauvaise organisation de la collectivité et comme une injustice sociale. Elle ne pose d’autre problème que moral. Du côté du miséreux elle n’est que le signe de son malheur ou celui de ses vices; du côté du nanti elle appelle une réponse du cœur et un acte de charité fraternelle. La différence économique est vue comme un élément de la nécessité, et la présence, dans le corps social, de la pauvreté paraît inéluctable puisque inséparable de la condition humaine.

Et voici que désormais le paupérisme se fait question sociale et question politique. Il est perçu comme la conséquence de la nature d’une société, comme une tare d’un système sociopolitique, et appelle un autre type de société et de système sociopolitique qui corrigerait ces dysfonctionnements ou ces immoralités. Selon le mot de Hannah Arendt, lorsque, cessant de croire en la liberté, la révolution se donna pour fin le bonheur du peuple, les droits de l’homme se transformèrent en droits des sans-culottes et la misère devint une conséquence de la violence des hommes sur les hommes. La notion de peuple se voit elle-même modifiée par cette dérive. Alors qu’elle désignait l’ensemble des citoyens qui veulent que s’instaure un contrat de liberté, elle devient le terme générique des pauvres et se voit investie, ainsi réduite à sa seule dimension économique, d’une tâche rédemptrice, car, comme le dit Saint-Just: «Les malheureux sont la puissance de la terre.»

Le chemin qui mène de la revendication démocratique individualiste à la revendication sociale et du mythe de la révolution libérale à celui de la révolution sociale prolétarienne se dessine dans les discours qui scandent tout le XIXe siècle européen et où se mêlent les échos de la révolution passée à ceux du christianisme et à l’annonce de futurs orages libérateurs.

Ainsi, en 1834, l’Allemand T. Schuster (auteur des Pensées d’un républicain ) écrit: «Si l’on veut que la lumière se fasse pour le peuple, il faut que, dans la révolution prochaine, on ne renverse pas seulement le trône mais la monarchie. Or, la monarchie, ce ne sont ni des écussons blasonnés ni des couronnes royales, la monarchie, c’est le privilège. Et le privilège de tous les privilèges, c’est la richesse.»

C’est à partir de 1830 que se fait en France un rapprochement entre les ouvriers, préoccupés jusqu’alors de questions professionnelles et qui décident tout à coup d’assumer leur citoyenneté et de prôner une République sociale, et des républicains, jusqu’alors cantonnés dans le champ étroit de la politique et qui se mettent à tenir un discours socialiste. C’est aux obsèques du général Lamarque et à l’insurrection qui les accompagne – en 1832 – que l’on arbore le drapeau rouge; c’est en 1834, à la séance de la Chambre du 6 janvier, que le marquis Voyer d’Argenson, député démocrate, déclare: «But prochain, l’égalité des droits politiques; but final et permanent, l’égalité des conditions sociales», ajoutant plus loin «vous devez tous abaisser vos fronts dans la poussière devant la souveraineté du peuple» (une souveraineté qui devient ambiguë à cumuler ainsi la dimension politique et la dimension sociale). La métaphore religieuse ne doit pas surprendre. En effet, tout un mysticisme d’origine chrétienne s’investit dans cette prise en charge politique de la condition des pauvres. Avec Buchez, Leroux, Cabet, Louis Blanc et d’autres, le peuple devient «agent de Dieu» et son triomphe prochain celui du «règne de Dieu». C’est Pierre Leroux qui, voyant étrangement en Jésus-Christ «le plus grand économiste», écrit: «Ou le christianisme est une chimère ou il est le gage que l’égalité qu’il porte dans ses flancs sous le nom de fraternité s’établira sur la terre et par conséquent qu’il n’y aura pas toujours des pauvres.» Rappelant la phrase de saint Matthieu, «Heureux les humbles car ils hériteront de la terre», il la commente ainsi: «Si vous croyez aux livres sacrés, ce passage seul doit vous éclairer; l’Évangile ne dirait pas que les humbles auront la terre s’il devait toujours y avoir des pauvres et des riches sur la terre.»

Le changement dans le discours socialiste, dans ce mélange qui le caractérisait de romantisme noir et de moralisme religieux, apparaît avec Marx, qui inaugure un socialisme irreligieux se déclarant «scientifique». C’est après l’échec de la Commune de Paris que Marx, ignoré jusqu’alors des masses ouvrières et de leurs leaders, tout entiers voués au culte de Proudhon, voit son influence s’imposer en France, grâce à Jules Guesde. Il faudrait s’interroger sur les raisons qui ont fait que le marxisme s’est peu à peu imposé comme le discours dans lequel la classe ouvrière se reconnaît ou, du moins, comme un discours de référence qui obligera tout penseur socialiste à se situer par rapport à lui. Il n’est pas du tout assuré que l’explication soit contenue dans la nature du discours lui-même, dans sa cohérence ou sa «vérité». Il faudrait plutôt chercher du côté de la logique des appareils ouvriers alors en voie de constitution et de l’adéquation du discours aux besoins de leur institutionnalisation comme appareils idéologiques militants.

Classes et conflits

La société de l’individualisme démocratique se donne un modèle ni réalisé ni réalisable qui fonctionne, au mieux, comme une «idée régulatrice» (au sens que donne Kant à cette notion): l’individu, originairement libre, d’un côté réalise son universalité dans la politique où il se fait sujet législateur, de l’autre réalise sa particularité dans la société civile, lieu des égoïsmes et des intérêts que limite le droit. Ainsi est-il toujours à la fois citoyen et propriétaire (et tous sont propriétaires puisqu’ils sont, au minimum, propriétaires de leur force de travail).

Un tel modèle implique que l’individu doit ne dépendre que de lui. Dans la société politique, tout groupement particulier, toute entente partielle contredisent à la sainteté du législateur. Dans la société civile, toute coalition, toute association d’intérêts contredisent à la spontanéité et à la liberté du marché. Si seul l’individu est juge de ce qui est bon pour lui, seul l’individu employé et l’individu employeur savent ce qui est bon pour eux et le contrat qu’ils passent ensemble n’a besoin d’aucun tiers. Au nom de l’individualisme est déduit le libéralisme économique. Mais la réalité empirique des sociétés démocratiques et industrielles est toute autre. Il y a des classes, il y a des conflits entre les classes. Et, tout libéral que veuille être un État, il ne pourra éviter de prendre en compte ce fait que lui impose la société civile réelle. À ne trop voir que le caractère mythologique de la notion marxiste de «lutte des classes» on risquerait, jetant le bébé avec l’eau du bain, de ne pas voir que nous n’avons jamais affaire à une société où les individus solitaires et maîtres d’eux-mêmes investissent leur vertu et leurs intérêts dans deux domaines bien balisés. La société de l’individualisme déchaîne les désirs, ouvre une dynamique de l’insatiable. Et, dans la course où chacun se lance pour «avoir plus», des groupes se forment, dont certains sont directement liés aux aspects les plus nouveaux de la technique. Ainsi en est-il de la bourgeoisie et des ouvriers d’industrie.

La bourgeoisie, comme classe, est un ensemble à la fois ouvert (on y entre et on en sort en fonction des aléas de l’économie) et diversifié. On y trouve le petit commerçant qui «fait le détail»; le gros commerçant qui ne connaît d’autre univers que ce monde des affaires où personne ne réussirait à le gruger; des banquiers, à l’image du baron de Nucingen – ce personnage de La Comédie humaine qui s’occupait également des fournitures gouvernementales, des vins, des laines, des indigos – ou à celle de Frédéric du Tillet, qui débute comme commis chez le parfumeur Birotteau et finit dans la peau d’un des plus riches banquiers parisiens, député à la Chambre; des grands patrons d’industrie, sourds à toute revendication, qui refusent toute légalisation de secours social et trouvent dans la charité (une affaire qui doit rester privée) le sentiment de leur haute moralité. Ajoutons à cette énumération le rentier qui n’a d’autre activité que de percevoir, une fois l’an, le règlement de ses fermages ou, une fois par trimestre, les coupons à échéance des titres déposés à la banque. Ajoutons tout un personnel d’État: hauts fonctionnaires, magistrats, officiers supérieurs...

Cette classe pyramidale, qui va du boutiquier à l’aristocratie financière, a en commun d’adhérer aux valeurs nouvelles – individualisme, travail, réussite, économie – et de partager un style de vie où le «rang à tenir» fonctionne comme un écho nostalgique des sociétés aristocratiques dont ces bourgeois-citoyens furent les justes fossoyeurs.

Corollaires des bourgeois, les ouvriers d’industrie, les «prolétaires». Travailleurs récemment arrachés à la terre et au terroir, ils sont les juifs errants de ce monde nouveau des fabriques. Il faut faire la peinture de leur état pour comprendre comment la misère extrême où ils étaient ne pouvait que susciter la peur non moins extrême de ceux qui se sentaient menacés par ces classes laborieuses, ces classes dangereuses, campant au pied des murs d’une cité qui semblait les exclure. Quant à ceux qui croyaient que de la négation absolue doit sortir l’absolu de la gloire dans l’avènement d’un temps neuf, ils se prosternèrent devant le nouveau Messie.

Que l’on relise le célèbre Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de soie, coton et laine de Villermé (1840) ou le texte du docteur A. Guépin sur Nantes au XIXe siècle (1835): on y verra une image effrayante de la condition ouvrière. Comme l’écrit Villermé: «Il faut admettre que la famille dont le travail est si peu retribué ne subsiste avec ses gains seuls qu’autant que le mari et la femme se portent bien, sont employés pendant toute l’année, n’ont aucun vice et ne supportent d’autre charge que celle de leurs deux enfants en bas âge.» Ainsi, l’homme, la femme et les enfants dès qu’ils ont atteint six ou huit ans doivent travailler, sinon c’est la misère et l’Assistance publique. Ajoutons que la journée de travail, en France, toujours pour ces entreprises de textiles dont parle Villermé, est de quinze heures (dont deux de pause) et qu’elle est plus longue pour les enfants. Les conditions de logement sont déplorables, les travailleurs des manufactures vivant entassés dans des caves obscures ou dans des greniers, exposés à toutes les rigueurs des saisons.

De cet univers noir il faut prendre la mesure pour comprendre quel est l’arrière-fond des discours sociaux qui se développeront; pour mesurer ensuite combien ce monde ouvrier a peu de rapport avec celui d’aujourd’hui, même si, noyés dans les brumes de l’idéologie, certains croient toujours que le monde de Zola est encore notre monde. Mieux que dans les travaux des sociologues ou des historiens, c’est dans les œuvres des écrivains du XIXe siècle que nous retrouvons, vivant, cet univers à la fois si proche et si lointain. Personne mieux qu’eux n’a su peindre la triste fresque du prolétariat avec ses saints, ses vertueux, ses illuminés, mais aussi avec ses ivrognes, ses infirmes, ses déclassés, ses voleurs et ses assassins. Si les bourgeois sont tout naturellement des individus-citoyens qui voient dans le jeu normal de la démocratie libérale l’incarnation du juste et du bien, les ouvriers, pris dans la compétition sauvage d’une société civile qui leur assigne un rôle de victimes, ont vite le sentiment de l’injustice et vont organiser les instruments de leur riposte. Professionnelle ou économique au début, leur contestation deviendra politique pour des raisons qu’on a déjà dites.

Relevons quelques jalons de cette évolution qui transforme les ouvriers en classe par la médiation de leurs mouvements syndicaux ou politiques militants: en 1831, à Lyon, la révolte des canuts, qui livre à leur merci, durant quelques jours, la capitale du Rhône au cri de «vivre en travaillant ou mourir en combattant» finit dans le sang de la répression. Mais, en 1848, le gouvernement provisoire devra reconnaître le droit au travail, la liberté des associations et la limitation à dix heures de la journée de travail. C’est à partir de 1848 que le mouvement ouvrier s’institutionnalise en Europe. En 1864 naît l’A.I.T., plus connue sous le nom de Ire Internationale; en 1868 se tient en Angleterre le Trades Union Congress (T.U.C.); en 1889 naît la IIe Internationale, dont on connaît l’importance dans l’histoire politique et sociale du monde européen.

Ce qu’il faut retenir, c’est combien la structuration des relations sociales prend aisément la forme d’une guerre et, si guerre il y a, il faut bien qu’il y ait classes.

Hegel et l’État

Penseur héritier proche de ce XVIIIe siècle qui institue la société de l’individualisme démocratique et à l’orée de ce XIXe siècle qui voit l’essor de la grande industrie, Hegel, en 1818, dans sa Philosophie du droit , a su le premier, et peut-être mieux que personne, faire la synthèse des diverses exigences dont la pensée avait à rendre compte.

Analysant les conflits qui traversent la société civile et qui rendent impossible l’unité de Tout social à ce niveau – conflit des individus à l’intérieur d’une profession, conflit des professions entre elles, enfin conflit (essentiel celui-là) entre les pauvres et les riches (ce que Marx appellera lutte de classes) –, il montre comment le paupérisme engendre la «populace» (le prolétariat de Marx, privé de ses vertus messianiques): «Le glissement d’une grande masse au-dessous d’une certaine manière de subsister, qui se règle automatiquement comme la subsistance nécessaire à un membre de la société, et avec cela la perte du sentiment du droit, de l’honnêteté et de l’honneur de subsister par sa propre activité et son propre travail mènent à la production de la populace, production qui, d’autre part, comporte une facilité plus grande de concentrer en peu de mains des richesses disproportionnées.»

Ainsi, nous dit Hegel, la société du marché engendre-t-elle accumulation des richesses d’un côté, formation de la populace de l’autre. Ce déséquilibre entraîne un mécontentement social et non la résignation. Le sentiment de l’injustice qu’il y a à être misérable dans une société où s’accumule la richesse se répand. Là est le conflit qui interdit toute paix au niveau économique. «Nul ne peut revendiquer un droit contre la nature, par contre, en société, toute carence se transforme immédiatement en injustice dirigée contre telle ou telle classe sociale.» Pour résoudre ce déséquilibre, la société civile invente des solutions «quantitatives» qui ne sont que des palliatifs. La classe des riches ne saurait entretenir dans l’oisiveté une masse réduite à la misère (ce serait contraire au principe de la société civile). Mais, si elle donne du travail aux miséreux chômeurs, «la quantité des produits augmenterait, excès qui, avec le défaut des consommateurs correspondants qui seraient eux-mêmes des producteurs, constitue précisément le mal et il ne ferait que s’accroître doublement». Pour répondre à la crise économique, la société civile «est amenée à chercher en dehors d’elle-même des consommateurs et par suite des moyens de subsister chez d’autres peuples qui lui sont inférieurs quant aux ressources qu’elle a en excès ou, en général, en industrie».

Souligner la valeur de telles analyses, quant au mécanisme des crises économiques dans la société du temps, ne nous importe pas. L’intérêt est dans la conclusion que tire Hegel, en conformité avec le principe individualiste de liberté et d’égalité, quant au rôle de l’État. Celui-ci n’est pas conçu comme une instance superposée à la société civile, mais comme le principe de l’unité du corps social. Et il ne saurait l’être qu’en étant autre chose que l’instrument de la société civile. Dans la société civile, la lutte est tout entière organisée autour de l’acquisition de biens matériels. En rester à ce niveau, c’est réduire l’homme à son égoïsme et sa liberté à la seule liberté de produire et de s’aliéner dans son produit. L’État, fondé sur le droit, réalise l’idée de la liberté et permet à l’homme, par-delà ses besoins matériels, de satisfaire ce désir qui fait de lui un être voué au symbolique: le désir de reconnaissance. Cet État moderne est celui dont le principe «a cette puissance et cette profondeur extrêmes de laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps de la ramener à l’unité substantielle et ainsi de maintenir cette unité dans ce principe lui-même».

Aujourd’hui

La «guerre des classes», qui semblait posséder l’évidence du vrai au XIXe siècle et faisait de l’économie l’enjeu essentiel du politique, ne pouvait que susciter des mythologies radicales. Mais ce radicalisme va s’émousser au fil du siècle, sous l’effet de la démocratisation du politique et de l’intégration dans la société civile des groupes et classes qui en étaient exclus.

Après la guerre de 1870, l’Europe entre dans une nouvelle phase. Les États amorcent une fidélité aux principes libéraux qui étaient censés les gouverner. La démocratie de style parlementaire s’impose de plus en plus largement. La liberté d’expression et d’association des citoyens est de mieux en mieux respectée. Du côté économique, l’action sociale des États s’affirme en même temps qu’on voit, dans certains secteurs avancés, des couches ouvrières être associées à l’essor général de la société. Le mouvement socialiste quitte le «ghetto» des intellectuels et des déclassés où il était confiné et devient une force qui fait son entrée au Parlement et bientôt briguera des responsabilités gouvernementales. Et c’est ainsi qu’en 1895 Friedrich Engels, écrivant une introduction à une série d’articles rédigés par Marx en 1848 et 1850 sur les luttes de classes en France, déclare, avec bien des ambiguïtés dans l’expression, qu’il faut réviser le marxisme: la méthode des barricades est «considérablement dépassée», le suffrage universel et la démocratie ne sont pas obligatoirement une duperie et la cause révolutionnaire peut prospérer «par les moyens légaux mieux que par les moyens illégaux et le chambardement». C’est de là que l’on peut dater la transformation du socialisme en social-réformisme. L’utopie libérale consista longtemps à ne pas vouloir voir que des sujets collectifs naissent dans la société civile et qu’ils sont amenés, de par la volonté de faire reconnaître leur demande – et donc de se faire reconnaître –, à rechercher une inscription de leur action dans l’espace politique. L’utopie socialiste de la lutte des classes consiste à identifier la revendication de la société civile et celle de la société politique, assimilant ainsi les exigences de la rivalité économique aux exigences politiques de la loi commune. Dans l’utopie libérale, ce qui fait mystère, c’est cette harmonie naturelle entre les égoïsmes privés et l’intérêt public, cette «main invisible» qu’illustre la Fable des abeilles de Mandeville dont le sous-titre est éloquent: «vices privés, bénéfices publics», et qui fait que le contrat politique limite l’État aux seules fonctions de gendarme et de soldat. Dans l’utopie socialiste, la société des producteurs, une fois débarrassée des tares de l’exploitation, est dite naturellement solidaire et engendrant une sociabilité paisible. La question est de savoir pourquoi les producteurs demeurent si complaisamment des producteurs, en attendant le temps béni où «les navettes marcheront toutes seules». Quant à l’État, il est voué à l’évanouissement. Dans les deux utopies le politique est réduit à l’inconsistance ou presque.

Mais voici que le libéralisme entend la voix de la société réelle et se fait «libéralisme social»; voici que le socialisme entend la voix de l’exigence démocratique et se fait «social-démocratie». La «lutte des classes» n’est plus que ces conflits d’intérêts qui dynamisent la société civile et que l’État est amené à gérer en «juge arbitre». Est-ce à dire pour autant que l’idéologie de la lutte des classes s’est éteinte? Évidemment non. Mais elle révèle ce qu’elle est désormais: une idéologie, qui, dans le champ politique, se sépare du choix démocratique et bascule du côté du totalitarisme et des fantasmes qu’il entretient d’une société devenue corps unique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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